Paris

Lud Mahé me branche sur un mec, Jorioz. Quand elle me pousse dans ses pattes, je vends du bazar au porte-à-porte. Avec lui, je parle un peu de ma camelote et beaucoup de n’importe quoi. On sort et tout mon fourbi reste chez lui. En montant les chercher, on boit un verre, le dernier ou presque et je m’endors sur le canapé. Je lève le nez quand je l’entends bouger mais je ne le vois pas. Deux heures après, je trouve le papier.

Louise ? C’est marrant comme nom. Ça ne fait pas un peu vieux, non ? Mais rassure-toi, au réveil tu ne fais pas ton âge ! J’espère que tu seras encore là ce soir. Dix-huit heures, ça te va ?

Il a une telle sensibilité avec les femmes, ce garçon !

Ce jour-là, je ne reste pas, il ne s’est pas regardé !

Mais je reviendrai plus tard… 

Le temps passe et je me trouve enfin un boulot dans ma branche. Je compose des musiques sur mon ordi. Le programme, Cubase, est complexe mais top. C’est avec lui que j’invente ces merveilleuses petites notes qui font des mélodies. Pour l’édition des partoches, je passe sur Final, c’est le seul programme qui pose les portées correctement. Ça casse bien la tête, ce boulot, alors après, il faut que je me défoule un peu. Le principal avantage quand même, c’est que je n’ai pas trop d’horaires… Je fais un peu comme je veux, pourvu que les musiques s’enchainent et que ça sonne nickel. Du coup, je me balade toujours avec mon ordi portable dans mon sac. C’est le seul truc que j’ai à moi !

Je reviens chez Jorioz. Il a un petit appart dans un quartier… Du monde tout le temps ! Et sa rue… La rue Mirah ! Le bruit qui va avec le monde. La nuit surtout. Dormir l’été, la fenêtre ouverte, ce n’est pas possible !

Jorioz est avec Cécile. Cécile l’amoureuse. Mais lui non. Lui, c’est Lud Mahé. Mais pas de chance, Lud Mahé, elle est comme lui, elle aime trop les filles. Alors les mecs pour elle, c’est rare. Et moi j’arrive là-dedans !

Il a un boulot, de temps en temps…

Jorioz court souvent aussi. Parce qu’au bout d’un moment, comme il dit, il flotte, ses jambes courent et lui, il flotte… Alors il court dans le bois, mais ce jour-là, il croise Cécile en partant. Ils prennent un verre. Du thé glacé, ou un truc dans le genre. Elle est restée là, assise sur la chaise de bois, accoudée à la table poisseuse, sans rien dire et puis elle est repartie… Il ne va pas courir ce jour-là.

C’est quand mon jour à moi ?

N’empêche, Lud Mahé… Le bol qu’elles ont ses meufs !

Encore un jour plus tard, où il sort avec toujours son idée d’aller courir, il me trouve assise sur le palier, en larmes. Jorioz me relève, je me blottis. Il me porte, il me serre. Ses mains glissent le long de mon dos, remontent sous mon T-shirt. Il recule dans l’appart, referme la porte d’un coup de pied. Je me laisse faire. Le T-shirt par-dessus la tête. Mes seins. La porte d’entrée claque, c’est Cécile ! Bloquée et moi, là, torse nu. Elle jette les clés par terre, fait demi-tour et la porte claque encore. J’ai les yeux fermés. Je tremble.

– Tu pleures ?

– C’est…

C’est dans le pieu de Jorioz que je viens me caler pour finir la journée.

Il se lève pour faire un café. Une larme sur ma joue me réveille. J’entends le bruit de sa machine, le café passe. J’ai dû me rendormir. Il va pour refermer la porte de la chambre. Trop tard, il me voit bouger sous le drap. L’odeur du café vient jusqu’à moi.

Il rêve, la tête appuyée à la fenêtre.

Il retourne s’occuper du café puis il regarde la rue en bas. Je viens me coller derrière lui. Il y a une voiture noire le long du trottoir.

– C’est la même qu’hier, avec deux mecs à l’intérieur.

Des gens, des mômes. Ils courent et puis s’arrêtent devant la voiture noire. Un type sort un bras par la fenêtre et sa main leur fait signe de dégager.

Le café est prêt. Je le vois prendre une tasse, un sucre. Je m’enroule dans un drap et viens me coller au carreau. Une femme, une fée, toute en blanc, sort de l’immeuble d’en face. Un des deux types s’éjecte de la voiture, lui ouvre la portière arrière, elle monte. Cette femme, son mouvement tout léger… Et Jorioz collé au carreau pendant que la caisse démarre.

Il reste scotché à sa fenêtre. Je m’assieds à la table.

– Je ne sais pas ce qui m’a pris…

– Quoi ?

– Je me suis laissée partir…

Le regard dans le vague, les yeux mouillés, je suis accoudée sur le formica. Lui, il a le regard qui court après la femme en blanc. Elle lui emplit les yeux !

– Je prendrais bien un café, moi aussi…

– Excuse-moi. Je suis…

– C’est moi qui te fais cet effet-là ?

– Non, c’est…

– C’est ?

– Rien, tiens, ton café.

Moi, toujours assise et Jorioz planté debout, comme si sa fée blanche allait faire le tour du quartier pour lui revenir. Il finit par s’asseoir.

– Fais quand même attention au drap !

Je l’enlève et le lui colle dans les bras. Je disais qu’il n’était pas trop adroit avec les femmes…

C’est l’heure des mômes dans la rue. Je n’aime pas les mômes. Ça crie, ça braille dans tous les sens ! Ça traîne une heure ou deux et puis ça va s’étaler devant la télé. Le téléphone sonne.

– Tu ne réponds pas ?

L’écran affiche Cécile.

– Qu’est-ce que je lui dis ?

Je lui fais une grimace. Il attend. Le répondeur se met en route, et puis de loin, les premiers mots viennent jusqu’à nous.

–  C’est Cécile…

J’entends même sa respiration.

– Pour tout à l’heure, la fille… Et moi ?

Elle raccroche. Je le regarde.

– Je me fais planter, tu plantes ta copine…

– Je n’ai pas planté ma copine.

– Tu crois qu’elle va revenir, histoire de nous border ?

Ce mec est complètement désarmé. Consoler une femme, pour lui, c’est l’embarquer. Et pour quelle traversée ?

Allongée sur le lit, plus tard, je repense soudain à la femme d’en face. Peut-être qu’elle habite là ? Il n y a plus de concierge nulle part depuis belle lurette et les digicodes ne sont pas trop bavards ! Remarque que si elle habitait là, les guignols ne seraient pas restés en bas à l’attendre tout ce temps. Qui peut bien recevoir une femme pareille dans un quartier aussi pourri ? Les belles vont toujours chez les autres, pas de chance mon pauvre Jorioz !

En se retournant, il me lâche enfin des mots.

– La classe de cette femme…

On se recolle à la fenêtre. Eh… Mais je rêve tout debout ! La bagnole noire. Un type qui descend. Il entre dans l’immeuble d’en face. La femme en blanc reste assise à l’arrière. Coup de chance cette fois, elle est du bon côté, Jorioz peut se régaler. La main plaquée sur le carreau, le nez écrasé sur la vitre. Ça doit être coquet, vu d’en bas ! Le type ressort de la porte cochère. Il en serre un autre par l’avant-bras. Ça le fait marcher de travers. Il ouvre la porte et le jette sur la banquette arrière. La femme en blanc fait oui de la tête. C’est une fée ou une sorcière ? La voiture démarre et disparaît.

– Sympa ton quartier…

Le café est froid. Je m’éclipse dans la piaule.

– Pourquoi tu m’as fait ça ?

Cécile ! C’est sa voix. J’ai encore dormi. Quelle heure il est ? Je glisse sous le drap.

– Fait quoi ?

Jorioz, le grand intrépide…

– La fille, dans ton lit…

Et je glisse encore un peu, aplatie toute nue sous le drap. Je le ramène par-dessus ma tête. À plat ventre à faire la crêpe.

– Je suis désolé.

– Elle n’avait pas l’air de trop te forcer !

– Elle n’était pas bien…

– Et toi, bonne pomme, tu t’es dévoué.

– Ça ne s’est pas passé comme ça…

– Et nous, qu’est-ce qu’on fait, nous ?

Alors là, je découvre Jorioz.

– On fait comme tu veux.

Cécile triomphe un instant.

– Je veux bien passer l’éponge pour cette fois, mais tu me jures…

Et moi, je suis censée faire quoi, là, à poil sous son drap ? Au secours ! A moi…

– Jurer ? Mais jurer quoi et pour quand et à qui ? Qui tu seras, demain. Où je serais ? Avec qui ? Je n’en sais rien.

– Tu te fous de moi ?

– Je vais aller courir un peu dans le bois.

– Et moi…

– Tu n’aimes pas ça !

Ils partent. Je sors de sous le drap, saute dans mes fringues et chope mon ordi portable. Des tracks dans Cubase et des notes… Les notes, ça fait des petits carrés, des rectangles quand elles durent un peu et c’est plein de couleurs. Je peux tout régler, la vélocité, le volume, la hauteur, la longueur, tout. Mais il faut que j’en fasse un peu quand même aujourd’hui, je vois mon boss bientôt. Ce que je devais faire eh ben je n’arrive pas à le finir ! Ça merde quelque part mais où ? Je n’ai pas dû faire la bonne tierce ou quinte, parce que je reste sûre de moi. Fait chier ces mélodies. Ce qui m’intéresse, c’est le bruit qui raisonne, et pas la mélodie qui résonne.

Quand Jorioz revient, il me raconte. Il marchait dans les allées du bois. À l’ombre du monde. Des pétasses étaient assises en train de fumer sous les arbres. Des gamines, en fait. La misère, là juste à côté. Il continue et dit qu’il se serait bien arrêté pour discuter… Mais bon ! Que dire ? Plus loin, il y avait une fille étalée dans les feuilles. Il s’est approché. Il pensait qu’elle pleurait. Et lui, là, planté à côté d’elle, elle a fini par l’entendre.

– Et toi, tu veux quoi, toi ?

C’est juste un sourire miteux qu’il lui a envoyé.

– Ça va ?

Rien, paraît-il, à côté de celui qu’elle lui a retourné.

– C’est tout doucement…

– Tout doucement ?

– C’est tout mou…

– Jorioz…

– Hein ? Ah oui ! Ton nom, tu veux dire. Moi, c’est Nathanaëlle.

– Alors salut.

– Lut…

Il est resté là. Je les imagine bien ! Si bien que je refais le dialogue dans mon coin. Alors il s’est assis. Elle a sorti une petite fiole de son sac, un grand panier. Elle a bu une goulée et lui en a proposé.

– C’est quoi là-dedans ?

– Tu verras…

Il a approché son nez de l’ouverture.

– Ça pue ton truc.

– Mais goûte !

Il a penché la fiole à ses lèvres. Juste le temps de tousser avant de s’étouffer. Elle, ça l’avait fait rire.

– Putain de casse-gueule !

– C’est celle de mon oncle. C’est lui qui me la donne. De la pure vodka, tu vois ? C’est lui qui l’a faite.

– Où ça ?

– Ben là-bas….

– Comment tu es venue là ?

– Avec que des voitures…

– Et tu fais quoi là ?

– Oh là là… Je bronze !