Du temps pour moi

Nouveau matin, nouvelle vie.

Je reste devant mon café avec ma clope au bec. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de cette journée ? C’est long une journée où il n’y a rien de prévu.

Ah si, juste, il faut que j’aille m’inscrire au chômage. Que je touche trois ronds quand même.

Il se passe le temps réglementaire pour que j’aie droit à quelque chose. Et là, j’y vais, je prends un numéro et je plante. Une bonne heure et on m’appelle. Où il est le bureau six ? Quel merdier, c’est un guichet où je reste debout devant. Je ne veux pas qu’on me demande d’être trop dynamique pour retrouver un taf dans la semaine. Un break de quelques mois, ça m’irait bien. Je réponds aux questions du petit mec et lui, il coche des cases.

– Vous avez exercé d’autres métiers ?

– Oui, prof dans une autre vie et compositeur aussi.

– Compositeur ?

– De musique, oui, compositeur de musique.

Là, il fait la grimace.

– Et puis, les allers et retours à Paris, je ne veux plus les faire, ça me crève.

Dans ma Normandie profonde, j’ai des chances qu’on ne me propose rien avant un certain temps. Ouh, vacances !

Il me reste un peu plus que trois ronds pour vivre quand même. Mon problème, c’est que je ne veux pas rendre mon appartement parisien. Je veux pouvoir y faire des petits sauts quand je veux, mais ça va ruiner mon budget. Tant que je peux le payer, je le garde !

Pour couronner le tout, lettre recommandée de ma locataire qui donne son congé. Il faut que j’en trouve un autre vite fait, parce que sinon, je peux dire adieu à ma résidence secondaire. Le crédit de la maison d’à côté, plus le loyer parisien, ça ne va pas être possible ! Je ne vais pas me plaindre… J’ai toujours un toit et ce n’est pas le cas de tout le monde qui se retrouve au chomdu. Pôle emploi, cette grande entreprise, a sans doute le plus gros effectif. Avec moi, ça fait une de plus.

Ah, il faut que j’y retourne, j’ai zappé de dire au mec que je ne veux rien par internet mais tout par voie postale. Internet, chez moi, c’est tellement aléatoire… Il ne faudrait pas que je me fasse radier parce que je n’ai pas reçu un papier auquel il fallait répondre dans les deux heures.

J’ai tellement de temps devant moi…

Peut-être que le mec du chomdu va me proposer mon premier métier. Celui où on ne me dérangerait pas trop souvent, quand, au tout début, je composais des musiques. Les programmes qui me servaient pour ça, je les ai plus dans mon ordinateur. Il faudrait que j’investisse et ce n’est carrément pas le moment ! En plus, je suis plus dans la course, j’ai plus trop de contacts dans ce domaine. Je ne sais pas où chercher. Je n’ai même pas envie de chercher de toute façon. Alors non, je ne vais pas faire ça, je n’aurais pas dû lui dire, enfin, il n’y a pas grand risque qu’il ait une annonce là-dedans.

Mais pourquoi je me pose autant de questions ? C’est d’un break dont j’ai besoin, pas d’un boulot. J’ai trois ans de chômage devant moi, pourquoi me presser ?

Ça me fait encore mal, mes côtes. Où est le Doliprane que j’ai tant attendu ?

Je tourne déjà en rond. Bouh ! Mes copines, j’ai du temps maintenant. Je peux les voir quand je veux. Un break j’ai dit, un break ! Un break pour tout.

Il faut que je sois réaliste, je vais enfin pouvoir faire tout ce que je n’ai pas le temps de faire dans mes journées habituelles de salariée. Que du bonheur !

Ah, mais il y a des mecs qui bricolent les fils électriques dans la rue. Enterrer les lignes, c’est une bonne idée, plus de poteaux pour bloquer les voitures qui se foutent en l’air, plus de fils qui trainent dans mon horizon. Mais voilà qu’ils décident de me coller le transformateur contre la maison C’est mort ! Le boitier, il fait deux mètres par deux. Trop discret ! Et c’est sans compter les vibrations et le ronron du machin. Fêdo se rancarde, et après une longue discussion, ils vont le décaler un peu plus loin. Sauvés !

Mais merde ! Ça ne fait pas une semaine de break que déjà je reçois une lettre pour un remplacement de prof. Bon, ce n’est pas trop loin, ni pour trop longtemps. Deux ou trois semaines jusqu’à ce que l’autre revienne et une vingtaine de minutes en caisse. Ah, mais des troupeaux d’ados, j’ai oublié moi. Les ados, ça marche comment aujourd’hui ? En fait, je n’ai pas vraiment le choix alors je vais y aller dans cette boite privée qui forme des petits BTS.

C’est le jour, mon premier jour. Je suis très en avance et accueillie par la directrice. Qu’est-ce qu’elle est moche ! Elle m’emmène dans son bureau pour le petit debriefing.

– Vous avez à suivre quatre classes de BTS. Vous aurez quatre heures avec chaque première année, AG et CGO, et six avec chaque deuxième année AG et CGO.

En même temps, elle me tend mon emploi du temps.

– Et j’assure quelle matière ?

– Les ateliers professionnels, les activités transversales, donc la bureautique.

– Les cours sont prêts ?

Là, c’est elle qui répond trop vite.

– Ça m’étonnerait, on va aller en salle des profs, voir vos collègues.

Je suis la meuf moche. Elle est grasse en plus. Elle marche avec des tout petits pas, on dirait un Playmobil. Et la coupe de cheveux qui va avec. J’ai envie de rire, mais ce n’est pas l’ambiance…

La salle des profs, encore déserte à cette heure, est assez étroite. Une table au milieu et des casiers partout autour. Elle se dirige vers le casier de la nana que je remplace. Il est plein de copies et les corrections… Pas faites ! En même temps, je verrai tout de suite à qui j’ai affaire. Les profs commencent à arriver au compte-gouttes et à chaque nouvelle tête, elle me présente. Quand je vois la tronche qu’ils font, je comprends que mon remplacement ne va pas être simple.

J’ai une heure devant moi, avant de me jeter dans l’arène. Je m’installe à la table et regarde les copies des élèves que je vais avoir à gérer en premier. Oh la vache, le niveau ! Ce n’est pas gagné. Il y a du taf. En quinze jours, je ne ferai pas des miracles. Leur niveau à mon départ sera sans doute le même que celui qu’ils ont à mon arrivée. Enfin, je vais faire ce que je peux.

Je prends les copies qui vont occuper ma première heure de cours avec eux. On fera une correction collective de leurs brillants travaux. Je suis collée, le nez dans les feuilles gribouillées quand j’entends une petite voix hésitante.

– Bonjour, vous êtes…

– La remplaçante, oui, bonjour.

Elle me tend la main, je lui serre.

– Christine, prof d’anglais.

– Maxime, prof de…

Elle s’étonne, ce n’est pas un prénom de fille ?

– Et Sainte Maxime, dans le sud…

Elle sourit.

– Ah oui, c’est vrai.

– Ils sont comment les élèves ici ?

– Et bien, comment vous dire… Ça dépend des classes.

– Et celles que j’ai ?

– Ce n’est pas simple. Celle que vous remplacez n’a aucune autorité. Elle se laisse vite déborder par ses élèves. Il faut dire aussi qu’ils sont plutôt turbulents.

– Bon, ben on verra…

– Si ça se trouve, avec vous…

– Avec moi ?

– La plupart des profs ont du mal avec eux, surtout les premières.

Son regard est calme, sa voix douce. Un autre arrive. Un type mastoc avec sa grosse voix grave.

– Bonjour Christine, tu me présentes ?

– C’est la remplaçante.

– Je m’en doute.

– C’est Maxime.

– Maxime ?

Et il a un petit rire stupide.

Que les profs peuvent être cons. Normal qu’avec les ados ce soit compliqué ! Je remets ma pile de copies correctement.

– Où est la salle des premières CGO ?

– Je vous emmène.

Christine ouvre la porte de la salle des profs et me laisse passer. On avance doucement dans les couloirs.

– Il n’est pas pratique Jacques.

– Jacques ?

– Le prof qu’on vient de voir.

– Ah, mais ce n’est pas grave…

Elle m’adresse son sourire, on monte un escalier qui tourne, en haut c’est à droite, puis deuxième porte à gauche, nous y voilà.

J’entends beaucoup de bruit dans la salle de cours. La directrice, arrive par l’autre bout du couloir et nous rejoint.

– Je vais vous présenter.

Elle ouvre la porte et les élèves se jettent directement dans un silence pesant. Elle entre et je la suis.

– Bonjour.

Et tous en chœur…

– Bonjour madame.

– Je vous présente Madame Rodgilane. Elle va remplacer votre professeure, Madame Pereira Da Silva, je vous demande de lui réserver le meilleur accueil.

Et elle se tourne vers moi.

– Je vous laisse, si vous avez besoin de quelque chose, je suis au bout du couloir.

Elle sort et je me retrouve face aux fauves. Je suis dans une salle avec des bureaux et des chaises mais pas d’ordinateur. Comment on fait de la bureautique sans informatique ? Sur papier, ça reste compliqué. Le silence perdure, ils attendent que j’ouvre la bouche pour en laisser sortir trois mots. Je fais des phrases, les plus belles possible.

– Bonjour à tous, je vais donc rester avec vous pendant l’absence de votre professeure. Je vous propose que vous mettiez un papier plié comme un chevalet avec votre prénom. Ce sera plus facile pour moi.

Des bruits de froissement de feuille, ça a l’air compliqué pour eux de faire un chevalet avec un bout de papier. Enfin… À la qualité du pliage et du graphisme, je repère ceux qui veulent que je mémorise leur blaze et ceux qui s’en foutent carrément. Pour couronner le tout, je fais l’appel avec la liste que m’a donnée la directrice. Bon, je vois. J’ai donc une trentaine d’élèves dans cette classe, avec juste quelques garçons perdus dans l’assemblée. Deux heures, ça va passer vite !

– J’ai regardé votre dernier devoir sur table mais je n’ai évidemment pas eu le temps de le corriger. Je me propose de vous le rendre et on fait une correction collective.

– Il s’ra pas noté ?

Je vois autant de sourires de satisfaction que de grimaces.

– Je ne sais pas encore, on verra suivant ce que je trouve dans vos copies.

Là, je sens que je jette une certaine confusion dans leur esprit. Les bons font la gueule, les moins bons sont ravis.

– Vous prenez tous un stylo bille vert et vous allez corriger votre copie vous-même avec ce qu’on va poser au tableau.

– Mais on n’a jamais fait comme ça…

– Changement de prof, changement de méthode !

Ils ont du mal. Un stylo vert, c’est pourtant simple. Passer du rouge habituel, au vert… Corriger soi-même sa copie… Rien comme d’habitude. Tous les perturbent direct. Je distribue les devoirs et on commence la correction. Une élève volontaire au tableau. Je n’ai pas mis la bonne, elle sait tout faire, il n’y a aucune discussion possible sur les erreurs, elle n’en fait pas. Je la recale à sa place et en envoie une autre. Ah, c’est plus intéressant. Elle se plante, on peut donc échanger.

– Et pourquoi que je l’présenterai pas comme ça, l’tableau ?

– Parce que ton planning n’est pas professionnel du tout. C’est très fun, très glamour mais carrément pas professionnel.

Dans l’énoncé, rien n’est indiqué pour la présentation, il faut tout créer. Sur papier, ce n’est pas évident de faire ce genre de tableau. Avec un programme dédié, c’est beaucoup plus simple. Ils ont une salle informatique, c’est là que je vais les emmener. On termine la correction, avec un résultat pas trop mal. Le planning est bien clair. On va se le refaire sur Excel.

A la pause, je demande à Christine si je peux utiliser cette fameuse salle.

– Toute la classe en même temps ?

– Ben oui, pourquoi ?

– Parce que, en informatique, la moitié de la classe surfe sur internet au lieu de faire le travail demandé.

– Je veillerai à ce que tout le monde soit sur l’énoncé.

J’ai l’accord de principe de la directrice. À la deuxième heure, après leur récréation, on va donc dans cette pièce. Les places ne sont pas les mêmes. Une élève râle parce qu’elle ne peut pas être avec ses copines.

– Ce n’est pas grave, tu travailleras tranquille comme ça…

Elle me regarde l’air de me dire, de quoi je me mêle ? Mais elle s’exécute et se pose là où il y a une place de libre. L’heure passe, je pourrai presque entendre les mouches voler. Ils n’y vont jamais dans cette salle, pourtant, ça fait partie de leur programme. C’est très cool, ils sont visiblement contents d’être sur ordinateur, ça roule, je passe entre les tables et ils bossent. Je donne les explications. À trois fois la même question, je fais une réponse générale avec démonstration au tableau. Quel menu, quelle fenêtre, quelles cases à cocher. Je les trouve plutôt sympas, tranquilles. La sonnerie retentit avant que leur sac soit prêt. Dans mes souvenirs, c’était le contraire.

Ma pause déjeuner, je reprends à quatorze heures, j’ai donc deux heures et demie pour bouffer. Je me réfugie dans la salle des profs et regarde la pile de copies qui est encore pour moi et que j’avais laissée ce matin. Les copies des autres classes. Je les prends et les enfouis dans le casier de l’absente. Christine arrive.

– Tu, enfin… Je peux te dire tu ?

– Oui.

– Tu veux qu’on mange ensemble ?

– Si tu veux…

On se dirige vers la sortie quand on tombe sur la directrice.

– Ça a été ce matin ?

– Très bien, oui, merci.

– Bien, cet après-midi, je vous accompagnerai dans l’autre classe.

On sort de l’établissement avec Christine. Vers un petit bistrot qu’elle connait, pas trop cher, mais suffisamment loin pour qu’on ne tombe pas sur des élèves. On se cale dans le fond, visiblement, elle a sa table.

– Alors, ce matin…

– Tranquille.

– Comment tu fais, c’est la pire des classes.

– Ah bon, moi je les ai trouvés cool.

– Tu dois avoir un talent caché… Tout le monde s’emmerde avec ceux-là.

– Ben non, vraiment tranquille… Tu sais, les remplacements, ce n’est jamais pareil que la normale.

– Oui, mais quand même…

On marque un long moment de silence.

– Tu vis comment ?

Pourquoi elle me pose cette question ? Ça veut dire quoi ?

– Comment quoi ?

– Je ne sais pas, tu es mariée, non ? Pas mariée, tu es du genre à être pacsée.

C’est quoi ses questions ? Il y a un genre pour être pacsé ? Qu’est-ce que ça peut bien faire dans le biz de cette école ? Je reste très évasive.

– Eh ben, en fait, je sais plus !

– Tu sais plus ? Pff ! Moi, je suis divorcée, j’ai une môme de quinze ans sur les bras.

– Waouh, chaud ! Quinze ans ce n’est pas facile.

Bon, les présentations, ça n’a jamais été mon fort… Et en plus, tout le monde s’en fout de savoir si je suis truc ou machin… Après tout, ça ne change rien à mon remplacement.

Je ne sais pas qui c’est cette nana, je ne peux pas trop dire, on ne sait jamais…

– Vous avez choisi Mesdames ?

– Deux plats du jour, ça ira très bien.

Je m’avance peut-être ?

Elle pince les lèvres, referme la carte et la pose sur le coin de la table. Son regard part, revient se poser sur moi, puis repart. Il demande. Je ne sais pas quoi, mais il demande. Je n’ai rien à lui dire de plus, elle a l’air sympa mais ma vie, ça ne la regarde pas.

Le serveur nous apporte à manger, au moins pendant qu’on a la bouche pleine, on ne peut pas parler. On se brûle les papilles et, finalement, les assiettes sont vides. C’est le temps du dessert…

– Merci, non, un café.

– Une crème brûlée et un allongé en même temps.

– Bien mesdames.

Voilà que tout arrive sur la table, son dessert et nos cafés. On a encore du temps avant quatorze heures. Je n’aime pas les questions. Elle revient sur mon cours de ce matin pour me caler doucement sur celui de cet après-midi.

– Tu verras, ils sont compliqués ceux-là.

– Ah, ben ça ne gêne pas, compliqués ou pas, je vais m’en démerder.

Lire la suite