Pourquoi elle me regarde comme ça, cette nana ? J’ai un gros nez rouge ? Je me tourne vers la vitre sale du wagon, je me mate partout. Je n’ai rien ! Qu’est-ce qu’elle a l’autre à bloquer sur moi ? Pendant l’arrêt à la station, elle reste figée. On redémarre et je profite du tunnel pour me regarder encore. Mais je n’ai rien, vraiment rien… Même pas les cheveux en bataille. Bon… Au besoin, elle est sur moi mais elle pense à autre chose… Je ne sais pas… Et si je la fixe pour voir si elle détourne les yeux ou pas… Soit elle est dans ses rêves et elle ne verra même pas que je la regarde, soit c’est moi qui la capte et elle réagira. Allez, j’y vais. Je plante mes yeux dans les siens. La nana ne se démonte pas. Elle reste, elle aussi, dans les miens. Elle esquisse un vague sourire. Vraiment très vague… Mais dans ses yeux, ça sourit davantage. Ça rit presque. J’insiste et je ne peux pas m’en empêcher, un fou rire me prend à l’intérieur de moi. Elle doit le voir aussi dans mon regard. La voix off du métro annonce ma station. Je me lève, elle se lève aussi. On se retrouve toutes les deux autour du poteau central. Les portes s’ouvrent, je la quitte des yeux et descends, elle me suit. Je marche tout le quai pour rejoindre la sortie, elle est collée à mes baskets. Je passe les portes, prends l’escalier, elle grimpe derrière moi. Arrivées en haut, elle pose une main sur mon épaule.

– On prend un verre ?

– Hein ? Heu… Oui… On peut…

Je ne me suis jamais fait aborder de cette façon. Je me retrouve toute paumée. Qu’est-ce qu’elle me veut ? On entre dans le bistrot qui fait l’angle et on se pose à une table.

On est assises l’une en face de l’autre, mais je n’ai rien à lui dire.

– Mesdames ?

– Café.

– Deux.

Je la dévisage. Elle est plutôt mignonne, d’un châtain virant sur le roux, avec des petites taches brunes autour et sur le nez. Ses cheveux ondulent et ses yeux sont d’un transparent hallucinant. Un bleu-vert vraiment très clair. Elle a une bonne gueule finalement. Mais je n’ai pas fait gaffe si elle est bien gaulée ou si c’est un parfait thon.

– Tu as un peu de temps ?

Elle me tutoie ? Bon, je fais pareil…

– Pourquoi tu me regardais comme ça dans le métro ?

– Tu me fais penser à quelqu’un, je ne sais pas, c’est étrange. Tu lui ressembles beaucoup.

– Ah, et à qui je ressemble tant ?

– A une fille que j’ai connue, il y a des années de ça.

– Tu la connais plus ?

– Non, je ne sais pas où elle est… Quand je t’ai vu entrer dans le wagon, j’ai eu un choc, j’ai cru que tu étais elle… Ça m’a fait vraiment bizarre… Mais je ne suis pas sûre…

– De quoi ?

– Que tu es elle ? Ou que tu es toi…

– Je suis sûre que je suis moi. Maintenant, ça ne m’empêche pas, éventuellement, d’être elle aussi.

– J’ai un doute quand même, mais tu lui ressembles tellement, je te dis, c’est incroyable.

– Je suis peut-être elle finalement.

– Comment ça ?

– Je ne sais pas qui est la fille dont tu parles, d’où tu la sors, de quand c’était… Je ne sais rien… Alors je peux aussi bien être cette nana qu’une autre.

– Tu m’embrouilles là !

– Un peu, oui… Mais tu m’amuses…

– Ben vas-y, rigole !

– Oh, cool, ne te fâche pas. C’est drôle comme situation. Tu me prends pour moi ou pour une autre, tu ne sais même pas… C’est marrant, non ?

Je regarde par la vitrine et vois arriver Cam au loin. J’attends qu’elle se rapproche du bistrot et quand elle est juste devant, je toque au carreau. Elle se retourne, je lui fais signe de venir. Elle franchit le pas de la porte, s’approche de la table et écarte les bras de surprise.

– Tu ne serais pas Louise, toi ?

– Ben, si…

– Mais qu’est-ce que tu fais là ?

– Heu… Tu es…

– Camille !

– Ah ! Mais oui.

Elles se font la bise. Cam me cale un bisou tout doux.

– Vous vous connaissez ?

– Non…

– Ben ma belle, tu bois des cafés avec des gens que tu ne connais pas.

– Tu vois, c’est l’aventure ! Elle ne me lâchait pas du regard dans le métro.

– C’est rigolo. Pourquoi tu matais Max comme ça, toi ?

– Je ne sais pas, elle me faisait penser à quelqu’un…

– Vous ne savez pas qui vous êtes en somme.

– Ben non, Cam… C’est ça… On ne sait pas…

– Je vous rafraîchis la mémoire ?

– Ah, parce que toi tu sais ?

Le visage de Camille s’assombrit.

– Oui, je sais…

Elle a une grande respiration pour prendre son élan.

– Il y a des années, alors qu’on avait toutes les deux à peine trente ans, Louise vingt, peut-être…

Ses mots ralentissent.

– On était à une fête…

– Quelle fête ?

Dans les yeux de Cam, je vois son tourment.

– Je ne sais plus, Louise…

Camille passe les mains sur son visage jusqu’à ses cheveux. Elle reprend son discours.

– On était au milieu de plein de gens. On ne se connaissait pas et visiblement, personne ne semblait connaître personne à cette fête. Très bizarre.

La mémoire commence à me revenir. Je l’interromps alors qu’elle se gratte la tête.

– Comment tu peux raconter ?

– Arrête de me couper toutes les cinq minutes.

– Bon, bon, je me tais.

La nana du métro, en face de nous, écoute et soutient sa tête avec la main, le bras replié. Cam continue son développement.

– À un moment, on s’est retrouvées autour du buffet, à hauteur des coupes de champagne.

La fille se redresse.

– Ah, mais ça me dit quelque chose !

– Quoi ?

– Je ne sais pas, je ne sais plus, continue.

Camille reprend l’histoire. Ce bout d’histoire qui date de mes trente ans. Épisode particulièrement lugubre !

– Le champagne était plutôt bon, il faisait beau. On est sorti sur le balcon avec nos verres.

Je gamberge dans ma tête et des images me reviennent. Si la fille a oublié, il ne faut peut-être mieux pas lui recoller l’affaire dans la face.

– C’est là que ça a commencé.

– De quoi ? Mais ne t’arrête pas, Camille.

– Je ne suis pas sûre que ce soit un bon souvenir pour tout le monde.

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Cette nouvelle fait partie du recueil « Trois semaines » qui comprend :

Trois semaines – Samuel – Les mômes – Reflet – Voyages.