La plage, la bruine, le vent. Ce n’est pas la saison. D’ailleurs, je suis seule face à la mer. Les bateaux montent sur la crête des vagues pour redescendre dans le creux qu’elles forment. Ce va-et-vient incessant me rendrait malade, si j’étais à bord. Heureusement, sous mes pieds, la jetée est bien stable. J’ai un peu froid quand même. Aux abris ! Le premier bistrot est pour moi.
J’entre et la chaleur de l’endroit me saisit d’un coup. Les regards des hommes, accoudés au comptoir, se retournent et se posent sur moi. Leurs yeux sont plutôt clairs, l’œil typique du marin. Leur vareuse se ressemble toute, couleur délavée par les embruns, forme altérée par les nombreux passages en machine, raideur des plis du tissu soulignant leur épaisseur. Les peaux usées par les vents, ridées, fatiguées, burinées ! Je me pose à une table. La chaise en bois que je tire racle le plancher. Ils se remettent dans la discussion qu’ils devaient avoir avant que j’arrive. Le maître des lieux, à travers les corps qui sèchent devant lui, m’interpelle.
– Qu’est-ce qu’elle veut ?
– Un café, merci.
Là, il se déplace pour me l’apporter. Évidemment, il est trop chaud. Je tourne le sucre pour tenter de le refroidir. Trop pressée, je me brûle les lèvres sur le bord de la tasse. La porte s’ouvre dans un courant d’air qui me fait frissonner. Un homme pénètre l’endroit, il n’a pas la vareuse locale. Il doit être autre chose que marin, celui-là. Les discussions s’amplifient. Le verbe monte plus haut. Les paumes de mains claquent sur le comptoir. Je vais partir. Je me lève et rejoins le petit bout du comptoir disponible pour régler mon café.
– Un euro, s’il vous plait.
Je lâche une pièce et quitte les lieux. Je sors en regardant derrière moi pour refermer la porte et je m’emplafonne un passant.
– Oh, excusez-moi.
– Vous vous êtes fait mal.
– Non, non… Ce n’est pas grave.
La toute jeune femme, contre laquelle je viens de me coller, continue son chemin. À peine eu le temps de la voir.
Je m’approche du haut de la plage… La mer devant mes yeux. Peu de vagues, juste le bruit du ressac sur les galets. Celui de mes pas aussi. Je marche jusqu’à l’eau, la main dedans. Bouh, que c’est froid ! Vite cachée au fond de la poche, bien au chaud.
Je remonte sur la jetée et la longe jusqu’au bout. Une espèce de casino trône aux pieds des falaises. Une grande salle de restaurant. Le bruit des machines à sous… Je ressors. La jetée dans l’autre sens et c’est le port. Tous les petits bistrots, collés les uns aux autres. Comment choisir ? Avec le nom, la couleur de la devanture ? Je ne sais pas. Je pousse une porte au hasard. Je plante en attendant qu’on m’indique une place. Enfin assise, je chope mon portable et pose quelques mots à ma copine Camille. Un serveur m’apporte la carte. Manger seule dans un resto, ce n’est pas trop glamour, je vais faire vite.
– Des moules à la salicorne avec des frites, s’il vous plait.
Prendre ce plat, je n’aurais pas dû, c’est plutôt long à avaler. Il me sert. J’entends, du fond de la salle, le cuistot qui appelle. Je ne comprends pas ce qu’il demande mais le serveur, lui, si. Il répond à la voix.
– Elle sera là ce soir. En semaine la petite ne fait que le soir.
Ben, si je veux voir une petite, il faut que je vienne le soir. Mais c’est qui la petite ? Je me remplis le ventre avec les moules bien préparées et les frites, malheureusement surgelées. Pour en avoir des fraiches, avec des pommes de terre épluchées et coupées sur place, c’est difficile.
Je quitte le resto, un peu déçue, c’est dommage de faire de si bonnes moules avec des frites aussi dégueulasses.
Camille va venir me rejoindre ? J’attends sa réponse. En longeant le trottoir, je croise des gens. Les capuches couvrent les têtes, je les vois à peine. Je préfère regarder mes pieds, là où je les pose.
Au fil de mes pas, paf ! Je m’emplafonne encore quelqu’un. Je lève le nez.
– Ah, ben ça fait deux fois aujourd’hui.
Je la regarde, je ne comprends pas…
– Deux fois de quoi ?
– Qu’on se percute, c’est la deuxième fois.
– Ah…
– Ben si, déjà ce matin, devant le café des pêcheurs, vous ne vous souvenez pas ?
– Ah, c’était vous ?
Je la dévisage vraiment.
– Oui, c’était moi.
La pauvre, elle semble toute gênée.
– Je suis vraiment désolée.
– Rassurez-vous, ce n’est pas grave…
Je ne sais dire que ça… Ce n’est pas grave… Enfin, ce n’est tellement pas grave…
Camille ? Tu me réponds… Tu viens ? Ça non plus, je ne sais pas. Je longe le port et me dis que par en bas, sur les pontons, ce sera plus sympa. Je m’approche d’un début de rampe pour descendre et là, bloquée, je suis bloquée par un portillon. Entrée interdite à toute personne étrangère… Merde, je ne peux pas passer par en bas. Je reste donc sur le quai. Les bistrots, les voitures, les gens qui parlent, tout ce bruit autour de moi et la petite pluie qui me glace les os. Ça tremble dans ma poche. Je chope mon téléphone. Un texto de Camille. Je peux arriver en début de soirée, tu restes là-bas ou on se retrouve ailleurs ? Je reste. Qu’elle se dépêche, je l’attends ! Je me refais tout le front de mer jusqu’au casino. Des gosses courent dans des pseudo-squares pourvus de quelques balançoires et autres toboggans. Je les regarde un moment, mais je me rends compte que, décidément, je n’aime pas les mômes. Ça part dans tous les sens, ça ne se maîtrise pas. C’est fatigant les gamins. Les adultes qui les accompagnent passent leur temps à les appeler. Kevin, viens ici ! Jordan, dépêche-toi, ton père va rentrer ! Et les prénoms… Je me réfugie encore dans un bistrot. Il est grand celui-là, plein de place pour me poser. Quelle table je vais bien pouvoir choisir ? Ah tiens, là, face à la mer… Enfin, face à la rue déjà, la mer, c’est juste après. Quand je suis assise, je ne la vois plus, la mer. C’est bien la peine de venir jusqu’ici si c’est pour ne pas la voir ! Tant pis. Je reste là quand même.
– Bonjour, vous désirez ?
– Bonjour, un jus d’orange bien frais s’il vous plait.
Le mec va et me rapporte mon verre.
La nuit commence à tomber, Cam va bientôt arriver. J’attends, je bois, je regarde autour de moi, j’écoute les conversations qui sont pour les autres. Ce n’est pas très intéressant, je ne comprends pas grand-chose. Des bouts de vie qui ne me concernent pas, mais je les entends encore, même quand je regarde ailleurs, dehors.
Cette nouvelle fait partie du recueil « Le palier » qui comprend :
Le palier – Arrangement – L’Argolide – Rassemblement – Yes, of courses ! – Lascives